
Le Journal du Dimanche
« La mort originelle »
« Il est encore possible d’éliminer
quelque chose de mort ». Cette phrase est le dernier mur contre
lequel on s’écrase dans « Où je suis »,
le troisième roman de Valérie Tong Cuong. Cette fin fait écho
à une interrogation qui devient obsédante dans le texte :
« pouvait-on encore supprimer quelque chose de mort ? ».
Cette mort posée en point de fuite par l’héroïne. Une
mort originelle : un viol, quatorze ans, cinq hommes, costumes-cravates
gris, l’haleine anisée, le camping, les dunes, le sang, le sable.
Ce viol traverse tout le corps du texte comme un projectile. Il ressurgit par
fragments. Exhumé par une situation, un geste, un mot, une odeur. C’est
là, peut-être, que s’exerce la plus grande violence sur le
lecteur. Car nous, nous savons. Très vite, des bribes nous font pressentir
l’horreur. Nous voilà donc détenteurs d’un secret
définitif, que l’héroïne ne parvient pas à révéler
à la seule personne qui devrait en être dépositaire. Avez-vous
déjà ressenti l’envie de saisir une héroïne
de roman par l’épaule, de la secouer et de lui crier « Mais
dis-lui donc ! Dis-lui ! »
Dire à qui ? Qui est-il ? Qui est-elle ? Elle c’est
Agnès, l’agneau de Dieu, l’agneau sacrifié. La pureté
violée pour purifier l’ordure ? A y réfléchir,
la plus insupportable des paraboles. Mais au début du roman, l’héroïne
ne nous apparaît pas en agneau, mais en chasseur. Je dis bien en chasseur,
côté dépeçage, pas en chasseresse version plâtre
moulé pour parcs et jardins. L’héroïne chasse délibérément
au masculin. Première vengeance. Elle chasse « à la
sortie des bureaux », mais pas seulement « le cadre ou
l’employé ». On assiste aux préparatifs, de la
tenue –le camouflage se porte court- à l’hallali en forme
d’abandon, en passant par l’affût de « six heures »,
l’appeau du corps et le piège qui se referme sur un trébuchement.
On peut croire l’histoire partie pour l’itinéraire plombé
d’avance d’un sérial-dragueur. Masculin toujours. Même
si on sent tout de suite la fêlure qui rode. L’errance de la traque
s’arrête avec la rencontre de Juste. Une passion instantanée,
brûlante, exclusive, réciproque. Une passion tout occupée
d’elle. Un passion jalouse qui ne laisse pas la moindre chance à
un secret de se dire. C’est là qu’on a envie d’intervenir.
Mais, dis-lui donc !… On regarde ces amoureux prodigues dilapider
le trésor de leur rencontre. On se sent une âme de Codevi à
leur conseiller d’investir dans un instant de révélation.
On a honte de vouloir les transformer en rentiers d’un amour géré
en bon père de famille. Après la fausse apologie de la retraite
heureuse évoquée pour le Chien d’Ulysse, de Salim Bachi
(que vous avez lu, j’espère) ça fait beaucoup. Pourtant
l’héroïne essaie. « Je voudrais te parler,
Juste ». Mais le tourbillon de ce présent consumé
balaie tout. Deuxième envie de le secouer aux épaules : « Ecoute-la
donc !». Ca devient maladif cette pratique de la secouade. Désolé,
on ne peut pas s’empêcher de craindre pour eux. On sait que, sans
cette offrande due au secret, on n’échappera pas à la machine
à broyer.
Peu importe de savoir que Juste est beau, boxe, bosse dans une radio. Peu importe
le parfait de leur union. Peu importe même, leur décalage absolu :
il lui offre un week-end quand elle croit partir pour toujours. Peu importe
Antoine, le frère protecteur et victime lui aussi du secret, ou Abel,
le démon tentateur. A partir du moment où ce viol, cette mort
originelle demeure un secret, l’histoire prend la forme d’une mécanique
implacable, faite de malentendus, incompréhension, jalousie, vengeance.
Un rien devient mortifère.
Et surtout, éviter les mots destin, rédemption, sacrifice. Ce
texte si prenant est l’illustration du retournement obscène de
la faute. L’être violé devient responsable à jamais.
La victime se fait le propre bourreau d’elle-même. Les autres n’existent
qu’à travers leur aptitude à vous détruire. Et d’abord
l’être aimé.
Le talent vertigineux de Valérie Tong Cuong, c’est de mêler
dans son texte la langue violente et inspirée de la passion sans retenue,
et celle de la mise à l’écart, polie, cravatée très
haut. La langue qui fait semblant d’y croire et celle qui a déjà
compris. Une très belle réussite. Même si on se sent le
cœur serré, le corps douloureux. Même si on se sent p’tit
mec, vaguement honteux. Et pourquoi, me direz-vous ? Et pourquoi à
50 ans lit-on encore des romans en voulant saisir l’héroïne
aux épaules ? Vous avez la réponse ? J’attends
des lettres anonymes.
Daniel Picouly.
Le Monde
«Huis clos. Victime de son passé,
une femme cherche sa mort dans une passion démoniaque »
Valérie Tong Cuong a écrit un récit
aux limites du supportable mais captivant parce qu’il subvertir constamment
la tradition du roman d’amour. Sous l’apparence d’une histoire
passionnelle, la romancière transgresse jusqu’au rituel apprivoisé
du sadomasochisme. On croit d’abord pouvoir reléguer « Où
je suis » dans la catégorie des récits provocateurs que
les jeunes femmes publient aujourd’hui pour secouer le carcan des romances
qui ont anéanti leurs grand-mères. Mais il ne faut pas s’arrêter
à ce premier et trop facile constat. La violence du propos et le paroxysme
de l’intrigue finissent par nous mettre K.O, d’autant plus que la
cruauté se cache sous les larmes d’une jeune amoureuse pitoyable.
Oubliées, les scories d’une écriture trop souvent bâclée,
on est en présense d’un roman-choc.
Agnès, la narratrice que son amant appelle « petite mère
» (cette association de mots contient déjà le leurre où
se complait le couple), est serveuse dans une banale brasserie, grouillante
de types affairés. Sa revanche, hors service, est de draguer d’autres
hommes. Elle les rejette lorsqu’ils capitulent. Un grand Noir, superbe
et tendre – Juste est son terrible prénom- les vengera tous. Folle
amoureuse, la jeune femme l’attend, inerte, oisive, jusqu’à
ce qu’il daigne la rejoindre et la fasse revivre sous ses caresses. Elle
croit au grand amour. Il s’habitude à tant de flatteuse soumission.
L’art de Valérie Tong Cuong est de nous enfermer avec son héroïne
dans le huis-clos où se répète à l’infini
–et se consume- une liaison qui n’a que le sexe comme évidence.
Fiction-text, « Où je suis » renvoie le lecteur
à de pénibles interrogations. On est saisi de révolte,
de dégoût même, d’étouffement, et d’une
certaine manière, le dénouement tragique nous libère. Ce
qui a fait la substance de tant de romans d’amour tourne ici au cauchemar.
Comment faire éclater cette bulle asphyxiante (une pièce nue et
son lit) où rien ne peut pénétrer que l’immense corps
pénétrant du mâle ? Mâle tellement abruti par son
rôle qu’il s’écarte d’une femme qui, dans ses
rares moments de lucidité, avoue : « ma vie semblait
parfois une toile obscure et complexe sur laquelle j’errais, bancale,
trébuchant entre deux instants d’amour arrachés à
l’emploi du temps de Juste ».
Le plus troublant du roman de Valérie Tong Cuong, c’est son astuce
profonde, son machiavélisme des souterrains. L’ancienne chasseresse
devient tueuse. Elle semble offrir à l’homme ce qu’il croit
désirer : un corps dont il dispose à son gré et la
gloire de l’orgasme quasi permanent qu’il sait provoquer. Juste
fugue, s’accroche à Abel, un magouilleur qui le flatte. « Songe
que dans cette ville où l’on se retourne encore sur mon passage
parce que je suis noir, Abel, lui, m’emmène partout et me présente
comme son ami, son frère ! ». C’est de l’homme
blanc –et non pas de cette femme qui jouit dans ses bras- que Juste veut
être reconnu. Homme de radio, bientôt modèle pour photographe
de beaux mecs, Juste se tourne vers un monde de voyeurs qui lui donnent une
existence sociale. L’homme au corps d’ébène s’épanouit
dans la lumière, la femme blanche se fane, exsangue, anorexique, morte
à elle-même. Par les chemins maléfiques d’une fiction
obsédante et morbide, Valérie Tong Cuong remet en scène
la vieille histoire de la séparation des sexes, implacable mise à
mort où on ne sait plus qui, de la femme consentante ou de l’homme
dominateur, a rompu le pacte illusoire.
Hugo Marsan.
Les Inrockuptibles
Dans une ville, une fille d’à peine
30 ans part à la chasse. Elle ne se contente pas de séduire les
hommes, elle les exécute en les faisant quitter femme et enfants avant
de leur rire au nez et de disparaître. Agnès travaille dans une
brasserie le jour et liquide les hommes la nuit, armée de sa garde-robe
sophistiquée et d’un lot de souvenirs qu’elle voudrait oublier.
Un jour comme un autre, Agnès rencontre Juste dans un bar, le bien nommé,
un Noir d’une grande beauté, poète et marginal. Et sa garde
tombe, plus rien n’existe pour Agnès, que Juste, sa protection,
son odeur, les nuits dans l’ancienne loge de concierge. L’équipement
de chasseresse est relégué dans un carton, l’amour se déploie
dans un sentiment de sécurité et le couple entre en fusion. Mais
comme dans les romans d’amour, le monde extérieur à la chambre
des amants viendra les rappeler à l’ordre social. Juste a commencé
à travailler pour une station de radio et devient modèle pour
les photographes. Agnès quitte son emploi, tient le choc, se replie,
et l’attend. Le malheur choisit de la rattraper par le biais d’une
paire de chaussures que Juste lui a offertes. Avec ce cadeau qui devrait couronner
leur union, commence la descente aux enfers. Pour Juste, ceux de la jalousie
et de l’alcool, pour Agnès ceux du malentendu et de la violence
subie. Ces escarpins sublimes font remonter l’image d’une sandale
abandonnée dans les dunes par une fillette au corps martyrisé.
Mais qui va l’aider, elle qui était sur le point de s’en
sortir ? Son demi-frère à l’assistance insistante et suspecte
dont le secret finira de l’achever ? Alors la phrase obsédante
revient : « Pouvait-on encore supprimer quelque chose de mort ? «
Inévitablement, la violence attire la violence, la haine appelle la haine,
et l’amour la jalousie dans une chaîne impossible à briser
malgré la finesse d’analyse et la force d’Agnès. Dans
ce roman cruel et implacable, écrit avec un dépouillement presque
classique, on entend une voix féminine éraillée et presque
triomphante dans la douleur, affreusement juste.
Christine Fiszer-Guinard.
Psychologies
« Un cœur violé ».
« Le piétinement ultime, c’est ça qui me fait jouir
». Agnès aime chasser les hommes, et dans un seul but : les
humilier, les punir jusqu’au meurtre. Cette jeune serveuse de restaurant
cultive l’isolement et entretient sa violence, murée dans le souvenir
du viol qu’elle a subi à 14 ans. Son amour pour un nouvel amant
annoncerait-il sa résurrection ? Telle une araignée, elle n’a
d’autre pouvoir que l’attirer dans son univers obscur et retranché,
car toute relation que cette femme entretient, avec elle-même et la réalité,
est altérée et parasitée par le filtre destructeur de son
traumatisme. Après « Big » et son héroïne obèse,
« Gabriel » ou la vocation tardive d’un cadre moyen devenu
chanteur de cabaret, Valérie Tong Cuong démontre pour la troisième
fois son art de la métamorphose.
Valérie Colin-Simard.
Le Bien Public
Les mains sales…
Peut-on encore supprimer quelque chose de mort, demande V. Tong Cuong dans son
dernier roman, véritable symphonie pathétique.
Il me semble que Valérie Tong Cuong est musicienne : si tel est
le cas, rien d’étonnant à ce que son troisième roman
ait cette allure de variations sur un thème tragique. "Peut-on encore
supprimer quelque chose de mort ?" est ainsi le leitmotiv obsessionnel
de cette belle Agnès qui se venge avant que la mort ne se venge à
son tour. Depuis qu’on suit l’itinéraire littéraire
singulier de Valérie Tong Cuong, rarement eut-on ce sentiment haletant
de marcher à ce point au bord du vide. Si Big était déjà
une tentative de dénoncer, déjà, les apparences qui détruisent
les âmes, Gabriel avait une toute autre allure, une allégorie
fantasmatique sur la misère du divertissement pascalien. La quête
de Valérie est à l’évidence celle d’Agnès,
et c’est ce qui donne à ce roman terrible et poignant, Où
je suis, sa vérité nue. Si Sartre n’avait déjà
utilisé le titre, «les Mains Sales » auraient sans doute
mieux convenu : une fois encore, l’obsession de la petite Agnès,
qui s’y entend pour savoir attraper les hommes par leur misérable
orgueil de mâle, est de survivre à l’horreur d’un crime
sexuel. Mais survit-on, précisément, à ce qui n’a
aucune chance de survie ? Le mal est en elle, Agnès, et rien ni
personne, pas même Juste le « différent »,
le lecteur du Boxeur Manchot, ne pourra l’extirper.
Il eut fallu, peut-être, un amour plus grand que l’amour, le don
total, l’amour fou, l’amour foi, l’amour divin pour qu’Agnès
découvre –e qu’elle est bien prête de faire tant que
Juste reste juste- que le mur gris cache peut-être un ciel immense.
Les coups pleuvent, Agnès ne sent plus rien car rien ne peut la toucher
plus que la mort jadis implantée en elle. « La douleur dans
mon crâne, la douleur dans mon corps ne sont rien, c’est seulement
le cœur qui s’effondre et se brise, c’est seulement le ventre
qui murmure, par pitié, c’est seulement ma vie qui bascule et s’enfonce. »
On voudrait tendre une main secourable à cette jolie fille qui fait si
bien tourner sa jupe comme jadis tournaient les manèges quand l’horreur
la surprit, ventre à l’air, dans les roseaux. Valérie Tong
Cuong ne veut plus que ses héroïnes commettent la moindre erreur,
elle veut les arracher à la lenteur du monde. Est-il vraiment possible
d’éliminer quelque chose de mort ?
Michel Huvet.